L’agriculture biologique peut-elle être non-raisonnée ?

L’agriculture biologique peut-elle être non-raisonnée ?

Beaucoup d’entre nous ont pris conscience de l’importance de la qualité de l’alimentation pour sa santé et celle de la planète. On fait de plus en plus attention aux méthodes de production, et notamment aux types d’agriculture. On cherche à manger sainement, afin de préserver sa santé, et également afin d’éviter les impacts négatifs de sa consommation sur l’environnement. Cela passe, entre autres, par une consommation d’aliments ayant reçu le moins de [voire aucun] traitements phytosanitaires. Ce qu’on veut, c’est du « sans pesticide ». On en a assez des produits dits issus de « l’agriculture raisonnée », car selon certains : « C’est de la foutaise, raisonnée ça veut tout dire et rien dire. Soit c’est bio, soit ça ne l’est pas, un point c’est tout ! » affirment-ils avec ferveur, et parfois avec quelques clichés.

 

Mais voilà, ce que ces personnes ne savent pas, c’est que « bio » ne veut pas dire « sans pesticide ». Et que « agriculture raisonnée » ne s’oppose pas à « agriculture biologique »… On peut pratiquer l’un, ou l’autre, ou les deux, ou aucun des deux.

 

La classification linéaire des types d’agriculture :

 

La vision commune de l’agriculture passe par une vision linéaire des pratiques agricoles : en caricaturant un peu, du côté « obscur de la force » il y a l’agriculture conventionnelle, parfois dénoncée comme intensive, où le seul objectif serait le productivisme ; à l’opposé est souvent placé l’agriculture biologique, en général perçue comme une agriculture respectueuse de l’environnement ; entre les deux, on désigne une forme d’agriculture intermédiaire, entre productivisme et respect de l’environnement, l’agriculture raisonnée. La morale collective considère donc une mauvaise agriculture, une intermédiaire un peu meilleure, et une bonne agriculture qui seraient classées sur un axe linéaire allant du moins vers le plus.

Seulement voilà, l’immense diversité des pratiques agricoles ne peut pas se réduire à une vision à une seule dimension ! L’agriculture, c’est l’art de produire en travaillant quelque chose de vivant ; et le vivant, par définition, c’est quelque chose de variable, d’instable, et de non exact. Céréales, maraîchage, arboriculture, viticulture, élevage, pastoralisme, sylviculture, pisciculture, etc. On perçoit bien la diversité des types de production, et on peut donc comprendre assez aisément que les pratiques agricoles peuvent être infiniment plus diverses.

 

Voilà pourquoi la classification des pratiques agricoles pourrait être précisée en passant à une vue en deux dimensions : premier axe, le niveau d’intensité des traitements ; deuxième axe, le type de traitements ; le tout résulte à une classification en quatre types d’agricultures.

 

Tout d’abord, penchons-nous sur la définition du terme « raisonné ». Le terme raisonné vient du mot raison, ce qui veut dire « réfléchir ». Cela veut donc dire que l’agriculture raisonnée est une agriculture dont les pratiques sont le fruit d’un raisonnement, d’une phase de réflexion. [Notons tout de même au passage que si certains agriculteurs sont qualifiés de raisonnés, cela sous-entendrait que les autres ne réfléchissent pas, et ce serait diffamatoire pour le travail de ces agriculteurs]. Malgré tout, l’agriculture est dite raisonnée lorsque l’agriculteur doit faire des relevés de terrain, analyser des facteurs précis avant toute intervention, et donc passer par une phase de raisonnement avant de décider des pratiques mises en place. Par exemple, avant de traiter contre les pucerons, un céréalier doit constater sur le terrain du niveau de pression des ravageurs : combien y a-t-il de pucerons par épi ? Si ce nombre est inférieur à un certain seuil, alors l’agriculteur sait qu’il court très peu de risque (des abaques publiés par les organismes de recherche agronomique peuvent lui indiquer le taux de perte de rendement dans la situation présente avec un certain nombre de pucerons par épi). En revanche, si le nombre de puceron est supérieur à un seuil critique, alors l’agriculteur sait qu’il va probablement subir une perte de rendement conséquente. Dans ce cas-là, il peut prendre la décision d’appliquer un traitement pesticide afin de diminuer la pression des pucerons sur sa culture. Voilà, pour résumer, c’est ça l’agriculture raisonnée. Précisons tout de même que le pesticide utilisé peut être naturel (alors cela peut être bio), ou bien il peut être issu de la chimie de synthèse (alors cela ne peut pas être bio).

 

Par opposition, l’agriculture non raisonnée, ou communément appelée « conventionnelle », est une agriculture où ce type d’analyses de terrain n’est pas pratiqué. L’agriculteur suit une sorte de recette de cuisine, c’est-à-dire un schéma établi à l’avance pour l’ensemble du cycle de culture : un traitement avant semis, puis semis à telle date, puis traitement à 10 jours, à 20 jours, à 30 jours, etc. S’il suit son protocole, l’agriculteur sait quel niveau de rendement il devrait obtenir (sauf aléas climatiques). Cette manière de produire est un peu plus simple, et peut être rassurante, dans le sens où l’agriculteur sait à l’avance quel travail il aura à faire. Cela peut paraitre moins risqué pour l’agriculteur.

 

Au-delà de l’aspect raisonné ou non raisonné, dans les deux cas les producteurs peuvent utiliser des produits phytosanitaires. Ils ont donc le choix entre utiliser des produits chimiques de synthèse, ou bien des traitements issus de produits naturels. Ceci n’a rien à voir avec le fait d’être raisonné ou non. Cette différence porte uniquement sur le type de traitements utilisés. Et c’est ce point-là qui constitue l’un des critères principaux de l’agriculture biologique. En effet, cette forme d’agriculture interdit l’usage de produits phytosanitaires issus de la chimie de synthèse. Le bio n’autorise donc que les traitements issus de produits naturels.*

 

* Le cahier des charges de l’agriculture biologique est plus complexe que cela, il prend également en compte le bien-être animal, il limite certains procédés d’artificialisation des cultures comme le hors-sol, etc. Malgré tout, le point le plus discriminant par rapport au conventionnel porte sur l’interdiction des produits chimiques de synthèse.

 

Ainsi, si on concatène ces deux facteurs, chacun d’eux ayant deux modalités, cela fait au total quatre catégories. D’un côté il y a l’agriculture non raisonnée, de l’autre il y a la raisonnée ; chacune de ces deux agricultures peut employer des produits chimiques ou non.

Certes, ce tableau apporte des conclusions qui sont déjà connues du grand public, à savoir le fait qu’il existe une agriculture conventionnelle qui peut être raisonnée ou non. Mais il apporte surtout une conclusion sur les pratiques agricoles que l’on peut trouver dans le monde de l’agriculture biologique. C’est ce point-là qui est à souligner, car le bio est souvent vu comme une forme d’agriculture saine et sans traitement (pesticide, fongicide, herbicide). Mais cet a priori est à corriger, car d’une part les phytosanitaires sont autorisés au bio*, et d’autre part ils peuvent être utilisés de manière non raisonnée. Voilà pourquoi il est important que chacun comprenne que la forme d’agriculture la plus vertueuse et ayant le moins d’impact négatif pour l’environnement est « l’agriculture biologique raisonnée ». L’agriculture biologique seule n’est pas suffisante.

 

* Par exemple, l’huile de Neem est un pesticide très puissant, souvent utilisé en agriculture biologique. Ce produit est capable de tuer de nombreux insectes, notamment dans la famille des abeilles. Il s’agit bel et bien d’un produit chimique, nommé azadirachtine, mais cette substance est issue des graines de margousier; il s’agit donc d’un produit chimique naturel. Voilà pourquoi il est autorisé en bio. Notons tout de même que la France interdit son utilisation sur son territoire, mais que l’huile de Neem est autorisée dans une quinzaine de pays de l’union européenne, et également dans de nombreux autres pays du monde (cette parenthèse pour noter que l’agriculture française est souvent plus stricte en matière de qualité de production; privilégier l’origine France est donc déjà en soi un gage de qualité). D’autres exemples bien connus peuvent être cités, comme le cuivre et le souffre, qui sont des fongicides largement utilisés en bio.

Revenons à notre consommateur qui s’offusquait au début de l’article, et qui se trouve un peu perdue dans tout ça…  c’est tout à fait normal. On ne peut pas demander à tous les consommateurs d’être des experts en agronomie ! Certes, il est assez facile de repérer les produits bio grâce au label « AB », mais comment savoir si un agriculteur applique des méthodes raisonnées ? Eh bien malheureusement, il n’y a pas de label pour cela, car ce serait pour l’heure trop complexe à mettre en place (on peut tout de même citer des initiatives très intéressantes, comme la biodynamie sous label Demeter, ainsi que les labels français « Bio Cohérence » et « Nature & Progrès »). Ne soyons pas alarmiste et ne croyons pas que tout producteur bio est engagé dans une agriculture intensive ; la plupart des producteurs bio qui sont en vente directe ou en circuit court (AMAP, magasin de producteurs, paniers, etc.) ont un engagement environnemental fort. Ils pratiquent donc en général une agriculture biologique qui est raisonnée, c’est-à-dire avec le moins de traitements possible, voire parfois sans aucun traitement ! Mais seule une relation de proximité avec les producteurs permet de s’en assurer…

Voilà, vous savez tout !